Après dix ans de paix commerciale, le cinquième conflit sur le bois d’œuvre est sur le point d’éclore, avec l’imposition attendue de droits compensateurs (et rétroactifs dans certains cas) de l’ordre de 20 % de la part des États-Unis.
Le département américain du Commerce, dans un communiqué publié hier soir devra confirmer aujourd’hui sa décision, laquelle donne raison au lobbying américain qui soutient que, par ses régimes provinciaux de droits de coupe sur les terres publiques, le Canada subventionne son secteur forestier.
Toutes les entreprises forestières établies au Canada devront payer 19,88 %, une mesure applicable rétroactivement sur une période de 90 jours. En clair, pour l’ensemble des moulins à scie du Québec et du Canada, s’ils veulent continuer à entrer leurs produits en terre américaine, ils devront acquitter aux douaniers les taxes sur leurs exportations effectuées depuis janvier.
Pour un moulin de taille petite à moyenne, cela signifie qu’ils devront signer un chèque de 5 millions de dollars avant qu’ils ne soient autorisés à traverser du bois à partir du mois de mai qui cogne à la porte. Pour des sociétés plus grandes comme Eacom ou Tembec, ce paiement est susceptible de représenter plus de 20 millions de dollars.
Richard Darveau prévoit une augmentation sur les prix du bois d’œuvre résineux ici au Canada, « possiblement entre 10 et 15 % durant les semaines à venir », considère le président et chef de la direction de l’AQMAT.
« Cela, c’est sans compter d’autres tarifications dont on entend parler et qui pourraient également toucher des produits comme les palettes de bois, les poutres, les solives en I, etc. , une nomenclature qui donne froid dans le dos », poursuit M. Darveau.
Centres de rénovation et moulins à scie : plus qu’un bon plan b
« Alors que s’amorce l’offensive américaine contre nos producteurs de bois, il y a lieu de se demander si nous, acteurs économiques, travaillons suffisamment ensemble ou pire, si nous ne travaillons pas les uns contre les autres », s’interroge à voix haute M. Darveau.
Plusieurs forestiers exportent à défaut de pouvoir compter sur des relations soutenues avec les bannières et les marchands d’ici. De l’autre côté de la médaille, nombre de centres de rénovation n’ont jamais pu développer de partenariats durables avec les moulins de leur région parce qu’il se sentaient négligés dans les qualités ou les quantités par rapport à des gros clients en vrac des États-Unis.
« C’est certain que de travailler comme on dit au niveau du détail plutôt que d’envoyer des chargements pleins aux USA, c’est plus fastidieux », constate le président et chef de la direction de l’AQMAT. « Mais si l’entente est mutuelle, elle peut durer dans le temps et cela représente une valeur à ne pas négliger », soutient M. Darveau.
L’AQMAT entend proposer aux deux paliers de gouvernement un programme permettant d’encourager l’achat de produits de bois faits au Québec et au Canada afin d’aider nos moulins à diversifier leurs débouchés et offrir aux consommateurs et entrepreneurs un meilleur éventail de produits d’ici.
Les pronostics d’une cinquième victoire canadienne devant le tribunal de l’ALENA sont favorables, sauf que des mois, voire des années peuvent s’écouler avant que la justice tranche. Et entre-temps, les producteurs de bois d’ici doivent vivre. Pour M. Darveau, « L’opportunité pour nos marchands et leurs bannières représente une fenêtre exceptionnelle, beaucoup plus qu’un plan B. »
Cinq cas d’exception, dont Resolu au Québec
Seules cinq entreprises, pour l’essentiel les majeures du marché, feraient l’objet d’exceptions , écopant des conditions plus ou moins avantageuses, selon l’impact qu’ont ces joueurs sur l’économie canadienne ou pour d’autres raisons négociées sous le radar. Les voici :
Producteur | Province | Droits compensateurs | Rétroactifs – 90 jours |
West Fraser Mills | Colombie-Britannique | 24,12 % | Non |
Canfor | Colombie-Britannique | 20,26 % | Non |
Tolko | Colombie-Britannique | 19,50 % | Non |
Produits forestiers Résolu | Québec | 12,82 % | Non |
J.D. Irving | Nouveau-Brunswick | 3,02 % | Oui |
Une industrie lourde
Selon le département du Commerce, en 2016, les importations de bois d’oeuvre résineux en provenance du Canada ont été évaluées à environ 5,6 milliards us (7,5 milliards canadiens). Les États-Unis pourraient donc aller chercher 1,5 milliard avec ces nouvelles mesures.
« L’imposition de tarifs aussi élevés est le pire scénario que pouvaient envisager les producteurs et travailleurs du secteur forestier canadien », soutient Alexandre Moreau, analyste en politiques publiques à l’Institut économique de Montréal. « Actuellement, le marché américain représente près de 75 % des exportations canadiennes de bois d’œuvre et 24 300 emplois directs dépendent de ce marché ».
Pour le Québec et la Colombie-Britannique, c’est donc respectivement 5 150 et 15 000 emplois directs qui seraient à risque advenant l’imposition de tarifs. Les régions forestières qui dépendent principalement de ce secteur seraient donc fortement perturbées par ces mesures protectionnistes, précise l’organisme.
« Le cas du bois d’œuvre illustre parfaitement le fait que le protectionnisme se fait généralement à l’avantage d’un petit nombre et au détriment d’une majorité, et les consommateurs américains n’échappent pas à cette réalité », ajoute M. Moreau.
L’imposition d’un tarif de 25 % ferait augmenter le prix moyen d’une nouvelle maison de près de 1 300 $, estime-t-il. Cela aurait représenté un coût supplémentaire de l’ordre de 1 milliard $ seulement pour les maisons unifamiliales construites aux États-Unis en 2016.
Et ce n’est pas fini…
Une décision entourant les droits antidumping est attendue le 23 juin. Cette dernière était prévue initialement pour le 4 mai. Les analystes financiers prévoient des droits antidumping de 10 à 15 %.
Ensemble, les deux mesures totaliseraient des droits compensatoires entre 30 et 40 %.
Le taux des droits combinés ne sera pas fixé avant novembre. Le département du Commerce américain confirmera le tout en janvier 2018, selon CBC.
Un conflit qui s’étire
1982-1983 : un regroupement d’entreprises américaines dépose une plainte au département du Commerce américain concernant le caractère « déloyal » des pratiques canadiennes. En mai 1983, les États-Unis concluent que le bois canadien n’est pas subventionné.
1986-1991 : les groupes industriels américains ramènent le département du Commerce à revoir et à modifier ses calculs. Le département conclut alors que le régime canadien de droits de coupe représente une subvention de 15 %. Les Américains s’apprêtant à imposer des droits compensatoires, le Canada signe avec les États-Unis un protocole d’entente et accepte de percevoir un prélèvement de 15 % sur tout le bois d’œuvre canadien exporté. Le Canada met fin au protocole en 1991.
1992-1994 : le département du Commerce enquête à nouveau. Des droits compensatoires de 6,51 % sont imposés, à l’exception des importations provenant des Maritimes. Le Canada porte plainte au GATT, ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce, qui lui donne raison.
1996-2001: le Canada signe un second protocole d’entente d’une durée de cinq ans : l’Accord sur le bois d’œuvre résineux. Les États-Unis remboursent les droits imposés en 1992. Le Canada prélève une taxe fixe sur la production de bois d’œuvre résineux excédant un volume prescrit.
2001: les États-Unis portent plainte et demandent des droits compensateurs de l’ordre de 40 %.
2002 : en mars, un droit compensateur de 29 % est imposé, il sera réduit à 21,2 % par une décision de l’ALENA, puis à 10,8 %.
2006 : l’entente sur le bois d’œuvre canado-américaine est signée. Malgré, une taxe de 5 à 15 % perçue par le Canada sur ses exportations, les États-Unis se plaignent de subvention.
2012 : l’entente est prolongée jusqu’en 2015.
2015 : les deux pays s’entendent pour allonger l’entente d’un an, jusqu’en octobre 2016.
Octobre 2016 : fin de l’accord.
Novembre 2016 : l’Association des compagnies de sciage aux États-Unis porte plainte auprès du département américain du commerce contre les exportations canadiennes de bois d’œuvre.