
Dès cet automne, les quincailleries et les centres de rénovation commenceront à ressentir l’impact des feux de forêt historiques qui continuent de dévaster, depuis le printemps, plusieurs régions du pays, dont l’Abitibi-Témiscamingue et le Nord-du-Québec. Si une baisse de l’offre de bois d’œuvre d’ici la fin de 2024 est probable, l’enjeu relié aux propriétés esthétiques du bois récolté en forêt brulé avec sa conséquence sur les prix représente le principal souci… à moins que le gouvernement n’intervienne.
D’entrée de jeu, un chiffre : c’est 15 millions d’hectares qui ont déjà brûlé au pays alors que la moyenne annuelle est de 15 000 hectares.
« C’est une véritable catastrophe qui est survenue dans nos forêts et dans notre filière, constate amèrement Frédéric Verreault, directeur exécutif à Les Chantiers de Chibougamau. La portée des feux de 2023 est historique : le bois qui a brûlé équivaut à une fois et demie la totalité du bois qui est récolté dans une année par toute l’industrie forestière québécoise. »
« Les feux sont arrivés à un bien mauvais moment, juste après la période de dégel alors que les entrepreneurs forestiers recommençaient à bûcher et que les inventaires de bois rond dans les scieries étaient très bas », précise Sébastien Bruneau, ingénieur au ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF). Ça va créer une pression sur le marché parce que plusieurs scieries ont dû arrêter leurs opérations au moment où leur inventaire était épuisé. »
L’autre enjeu qui risque d’affecter les détaillants jusqu’en 2024 est lié aux propriétés esthétiques du bois d’œuvre, donc à sa valeur perçue.
Les forêts ravagées par les feux de forêt génèrent d’excellentes conditions pour que prolifère un gros coléoptère, le longicorne noir, dont les larves se nourrissent du bois. Sa présence en soi n’est pas problématique, l’insecte est une espèce indigène, c’est la valeur du bois affecté qui s’avère accablante.
En effet, le bois des conifères récolté dans les forêts brûlées est marqué par des galeries de larves de longicorne. Ces cicatrices n’affectent pas la qualité structurale du bois ni leur grade – ce bois demeure de classe numéro 2 – mais visuellement, ce n’est pas la même chose.
« Du bois esthétiquement déficient, il va y en avoir de plus en plus dans les paquets. Le problème c’est que le consommateur, en quincaillerie, ne choisira pas ce produit, » croit M. Bruneau.
L’AQMAT interpelée pour monter au front
La direction des Chantiers Chibougamau juge important de mobiliser les constructeurs, les grandes associations et les médias autour d’une campagne en faveur du bois récolté en forêts brûlées et dont la qualité esthétique est affectée.
« Je souhaite que les quincailliers participent à l’éducation de leurs consommateurs en leur expliquant que les trous causés par les vers ne sont pas différents que les trous percés par un électricien pour passer le filage dans les murs ; ces trous n’affectent en rien l’intégrité structurale du bois d’œuvre », martèle Frédéric Verreault.
Le défi d’éviter le gaspillage d’arbres en santé qui ont été épargnés par le feu en faisant appel à la conscience environnementale des constructeurs et des consommateurs interpelle le président de l’AQMAT. Saisissant l’urgence de la situation, Richard Darveau s’engage à engendrer un mouvement au sein des centres de rénovation et de leurs clients avec deux objectifs en tête : inciter le gouvernement à financer une campagne de publicité vantant les mérites du bois esthétiquement éprouvé et/ou à compenser financièrement toute la chaîne d’approvisionnement pour les pertes de revenu possibles.
« L’enjeu en est un de perception ; le consommateur devant le 2 X 3 ou le 2 X 4 percé ici et là, pourrait considérer ce bois comme étant moins bon alors qu’il demeure absolument apte à bâtir des murs porteurs de maison. »
Pour M. Verreault, l’équation est simple : chaque fois qu’un distributeur de matériaux, qu’un entrepreneur ou qu’un consommateur accepte de construire avec des 2 X 4 affectés par les vers, il aura contribué à économiser un arbre vert qui n’aura pas été affecté par le feu.
« Nous, en tant que transformateur, nous travaillons à nous relever de la catastrophe. Cette année, notre mission est de récolter un maximum d’arbres qui ont été épargnés par le feu. On va tous avoir un problème si personne ne veut de ce bois-là. »
L’urgence de récolter et de transformer le bois brûlé
Les spécialistes estiment disposer d’environ douze mois pour récolter et transformer le bois qui a brûlé ; après un an, les ravages causés par les longicornes seront trop importants.
« En 2024, il sera encore possible de ramasser le bois brûlé, mais pas pour faire du bois d’œuvre ; il va y avoir trop de trous dedans, explique Fabien Simard, directeur général de l’Association des entrepreneurs en travaux sylvicoles du Québec (AETSQ). Il faudra en faire des copeaux et peut-être de la biomasse. Mais on ne pourra pas expédier ce bois aux quincailleries à cause du ravage des insectes. »
Les travailleurs forestiers qui récoltent en forêt brûlée font face à deux obstacles majeurs : le temps, car l’insecte va plus vite qu’eux et la poussière qui nuit aux équipements, ralentit le travail et limite la productivité.
« Quand les travailleurs sortent d’une forêt brûlée, ils ressemblent plus à des mineurs qu’à des forestiers, lance Fabien Simard. Ils arrivent au camp pleins de suie. Tout ce qu’on voit, c’est deux ronds blancs au niveau des yeux. Sur nos équipements, il faut changer plus souvent les filtres à air. »
Ces contraintes affectent la productivité et augmentent les coûts rattachés à la production alors que ces travailleurs ont perdu plusieurs équipements à cause des feux.
Les entrepreneurs forestiers font face à de sérieuses conséquences économiques ; ils se retrouvent « amputés de 10 à 15 % de leur temps de production », précise Martin Bouchard de l’AETSQ. « Pour nos membres, c’est l’enjeu économique le plus important ; nous espérons obtenir des gouvernements une compensation juste et équitable. »
« En forêt, c’est la galère totale, lance Frédéric Verreault des Chantiers Chibougamau dans le Nord-du-Québec. Tout ce qui est brûlé est noir, plein de suie. L’écorce et la fibre n’ont pas leurs attributs habituels, les opérations de coupe et de transport se font dans la poussière et la suie. Cet automne, ces arbres-là commencent à arriver dans nos cours d’usine, on s’attend donc à des mois de production complexifiée. »
Des défis pour certains moulins
Matériaux Blanchet opère deux scieries, une à Saint-Pamphile dans le Bas-du-Fleuve, non touchée par les événements, l’autre à Amos, sise aux abords de la tourmente.
« On a été chanceux, car la municipalité d’Amos n’a pas été évacuée, dit avec soulagement Emmanuel Forget, vice-président aux opérations. « Notre production s’est poursuivie avec le bois qui restait. »
Puisque toute médaille a deux côtés, Richard Darveau de l’AQMAT se dit presque heureux, dans le contexte, que le ralentissement dans le domaine de la construction et les taux d’intérêt élevés réduisent la demande: « J’ironise, bien sûr, je suis le premier à vouloir une économie qui avance à plein régime. Mais le fait est qu’en ce moment, un marché au ralenti aide à ne pas exercer une pression indue sur le prix du bois, plus rare à cause des feux ».
Dans les régions des Laurentides et de Lanaudière, les quatre usines de transformation du Groupe Crête n’ont pas subi de ralentissement en raison des feux de forêt. Mais pour Alain Gagnon, vice-président, les conséquences de cette catastrophe naturelle pour l’industrie forestière dans son ensemble sont énormes.
Note de la rédaction : on parle de cause naturelle, mais quand même due à l’activité humaine qui réchauffe la planète.
« Il y a eu tellement de feux que l’industrie ne pourra jamais récupérer plus que 10 % de ce qui s’est brûlé. Cela va affecter la capacité forestière à long terme. Il va y avoir des conséquences sur la disponibilité du bois à couper et donc sur la disponibilité du bois à mettre en marché. »
Pour les distributeurs : instabilité et incertitude
« Le plus grand impact devrait se faire ressentir à l’automne ou même au printemps 2024, confirme Guillaume Renaud, directeur du Québec, chez le distributeur Taiga produits de bâtiment. Il risque d’y avoir un manque de bois et on va le sentir dans les centres de rénovation. Et les prix risquent d’augmenter. Tout dépendra de la façon dont les quincailliers se seront positionnés et si les différentes bannières, les moulins et les distributeurs ont mis du bois de côté. »
« Chez Taiga, il y a du bois en réserve, on estime être bien positionné. « On est en train de faire nos plans d’achat et on voit déjà que plusieurs scieries sont fermées. »
Selon Guillaume Renaud, c’est l’incertitude économique, tant du côté des taux d’intérêt que des mises en chantier, qui inquiète surtout les distributeurs comme son entreprise. « On a besoin de logements, mais les mises en chantier ne suivent pas la demande ».
« L’année 2023 sort vraiment de l’ordinaire, cela rend la situation difficile à lire à long terme, soutient Jonathan Coallier, négociant en commodités chez Gillfor. La situation économique est très volatile : les taux d’intérêt sont élevés, les mises en chantier ont diminué et les feux de forêt ajoutent à une situation qui était déjà terriblement instable. »